Grand oral ENM – Remplir sa fiche individuelle (2)

Cet article est consacré à la fiche de renseignements individuels dans sa version antérieure au millésime 2018. Je mettrai sans doute le contenu à jour, un jour. Bonne lecture malgré tout !

Salut à tous / toutes !

Après avoir évoqué la philosophie de la fiche individuelle dans un premier article plus général, je vous propose de la décrypter ensemble partie par partie. Je tenterai d’expliciter ce que cherche à savoir le jury à travers chaque question, et de déterminer quels éléments mentionner dans les « zones de réponse ».

Ce ne sont que des suggestions basées à la fois sur mon expérience personnelle, celle de mes camarades de prépa et auditeurs/trices que j’ai rencontré depuis mon arrivée à l’école, ainsi que sur les rapports du jury et le témoignage de certains magistrats qui ont parfois fait partie d’un jury. Si j’ai pensé utile d’écrire un article spécifique sur le contenu des rubriques, ce n’est pas pour vous encourager à l’auto-censure, mais plutôt pour essayer de se rapprocher de l’objectif d’originalité et de précision attendu.

Le jury vous voit assez longtemps pour un oral, certes, mais cela reste peu pour bien apprendre à vous connaître réellement. Il peut parfois se faire une idée un peu à l’emporte-pièce. Les trois dernières années, sous la présidence de Pierre Bailly, une « neutralité bienveillante » était de mise et les examinateurs se sont montrés très respectueux. Le précédent jury pouvait en revanche se montrer particulièrement moqueur, voire à la frontière de l’irrespect. De nombreux/ses candidat(e)s s’en souviendront longtemps, et ressortaient parfois les yeux humides de cet exercice qui incarnait la tradition des concours de la fonction publique française – comme s’il était impossible de sélectionner sans briser les candidat(e)s.

Cette époque semble révolue, fort heureusement ! Vous n’avez rien à craindre du jury. Toutefois, sur le plan du contenu, il est un peu tatillon. Il n’a pas les mêmes passions que nous, à l’évidence. On nous demande de faire preuve de sincérité et de nous révéler véritablement dans notre fiche, mais en même temps, si on écrivait la vérité (« Je passe parfois huit heures de suite dans mon lit à regarder Friends et How I met your mother sur Netflix, avec un pot de Ben & Jerry’s sur les genoux »), il y aurait quelques conséquences.

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Dans l’article qui suit, nous allons donc tenter de tracer quelques « lignes rouges » à ne pas franchir pour réaliser une fiche individuelle que vous pourrez valoriser brillamment lors de l’oral, et qui vous fera sortir du lot !



Infos personnelles – Photo d’identité

Certain(e)s se demandent s’il faut sourire ou pas, si le port de lunettes donne un côté un peu trop intello, si les cheveux détachés donnent un air négligé qui va amener le jury à se dire qu’on est pas quelqu’un de bien et qu’il faut nous mettre 4,5… On se fiche royalement de la photo : elle sert juste à vérifier qu’il s’agit bien de vous et qu’ils ne se gourent pas de fiche au moment de l’oral (oui, ça arrive…).

Quant à vos informations personnelles et votre parcours secondaire et universitaire… Je vous fais confiance !

Études et stages

Pourquoi avez-vous choisi ce cursus d’études ?

Objectif du jury : savoir ce qui vous a attiré(e) dans le droit ou à Sciences Po/IEP (95 % des cas).

La grande majorité d’entre vous, chers lecteurs et lectrices, a suivi un cursus en faculté de droit. Il s’agit tout simplement d’expliquer pourquoi vous vous êtes tourné(e) vers les sciences juridiques. Les raisons ne manquent pas, et je vous laisse trouver celle que vous préférez : attrait pour la rigueur du raisonnement juridique ; envie d’exercer une profession juridique ; diversité des disciplines au sein du droit ; caractère transdisciplinaire du droit, au carrefour des professions juridiques… Il n’est pas nécessaire de verser dans la flagornerie, du genre « Le droit me passionne, j’ai tout de suite adoré cette matière incroyable » : le jury n’y sera guère sensible.

D’autres ont suivi un cursus à Sciences Po ou dans un IEP. Là encore, les raisons ne manquent pas et sont toutes valables : volonté de suivre un cursus pluridisciplinaire ; attrait pour le caractère international de la formation, et le fait d’étudier une année à l’étranger ; attrait pour le côté « campus » et le dynamisme associatif…

A celles et ceux dont le parcours est moins orthodoxe, j’envoie d’abord un salut fraternel : bienvenue au club. Que vous soyez passé(e) des sciences exactes ou des sciences humaines au droit, que vous soyez parti(e) une ou plusieurs années à l’étranger, ou que ayez travaillé en entreprise puis repris des études (ou pas), tout parcours pourra se justifier devant le jury. Si vous êtes admissible, c’est que vous méritez votre place, peu importe que vous soyez juriste ou non. Par ailleurs, aux yeux du jury, un(e) sciencepiste avec un master comprenant du droit (public ou privé) de près ou de loin est considéré(e) comme un(e) juriste. En outre, partir à l’étranger est toujours très bien vu : préparez-vous à raconter votre semestre à boire des caïpirinhas à Singapour.

Je ne connais pas le/la futur(e) président(e) du jury, mais celui devant lequel je suis passé(e) en novembre 2016 ne semblait pas fermé aux parcours chelous – du moment qu’on peut établir une certaine logique. Si vous êtes dans ce cas : bossez spécifiquement la logique de votre parcours. Vous devez être capable de répondre à peu près à toute question sur votre parcours. Pour cela, imaginez des questions possibles et formulez les réponses dans votre tête ou par écrit. C’est souvent bien inutile, le jury ne vous posant même la question, mais on gagne toujours à être prudent(e) !

Quel autre cursus avez-vous envisagé de choisir ? Pourquoi ?

Objectif du jury : connaître un intérêt éventuel pour une autre matière que le droit ou les sciences politiques.

Quand on voit une belle case blanche comme ça, on a envie de la noircir, c’est naturel. On est des forçats de la prépa, après tout : « tu me donnes de l’espace, j’te l’remplis ». Mais c’est une question assez étrange, et qui n’apporte pas grand chose à votre fiche. Mettre quelque chose pourrait même vous conduire à parler d’un sujet qui n’a pas d’importance : réservez donc vos cartouches pour la suite de la fiche, où vous aurez davantage d’arguments pour faire mouche. Pour ma part, j’ai tout simplement laissé cette case blanche.

Formations complémentaires (stages) – Expériences professionnelles

Objectif du jury : évaluer le sérieux de votre projet professionnel et votre connaissance de la réalité du métier de magistrat.

En vous demandant d’indiquer vos stages et vos expériences professionnelles, le jury veut d’abord s’assurer que vous n’êtes pas là par hasard. Pour appeler un chat un chat, il veut traquer les chasseurs de concours sortis de Sciences Po, qui passent la même année ENA, INET, Eaux et forêts, Banque de France, administration navale, directeur de centre aéré municipal et l’ENM. Le plus souvent, vos expériences correspondent parfaitement à celles que l’on peut attendre d’un(e) futur(e) magistrat(e).

Les expériences les plus valorisées sont – à juste titre – celles d’assistant(e) de justice. Aux côtés des magistrats en poste, les assistant(e)s ont des responsabilités variées et parfois très importantes, et observent au quotidien le travail de ceux qu’ils assistent. Bref, il s’agit d’un excellent élément à bien valoriser : « J’ai été chargé(e) de tel ou tel contentieux/dossier, avec telle ou telle tâche », etc. Les « petits » stages de moins de trois mois sont également appréciés : toute expérience en juridiction est bonne à prendre, même courte. Même à faire des Nespresso pour le secrétaire général du parquet.

N.B. : dans le tableau, il est marqué en haut de colonne « contenu du stage ». Pas la peine de développer cela dans le tableau ; vous en parlerez juste après.

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Qu’avez-vous tiré de ces formations complémentaires ?

Objectif du jury : évaluer vos compétences et votre représentation de la réalité du métier de magistrat.

Pour ma part, j’avais procédé par petits paragraphes en fonction des stages. Règle ancestrale à laquelle il ne faut déroger qu’en cas de menace nucléaire : donnez la priorité absolue aux stages en juridiction. J’utilise mon cas personnel. J’ai fait trois stages dans ma vie. Le premier, dans une administration qui n’avait rien à voir avec la justice et dont je n’avais même pas vraiment envie de parler, tellement il n’avait guère d’intérêt. Pour éviter qu’on aborde le sujet, je ne l’ai tout simplement pas mentionné.

J’ai écrit deux lignes sur mon autre stage, et j’ai blindé le reste avec mon court stage juridictionnel. Vous connaissez la suite : être aussi descriptif et précis que possible. « J’y ai acquis une meilleure capacité d’analyse et de traitement des dossiers. J’ai également rédigé des réquisitoires introductifs et définitifs ; j’ai assisté un vice-procureur lors de CRPC, et l’ai accompagné lors d’une audience devant la chambre correctionnelle… ».

Pour les expériences professionnelles, là encore, toutes sont a priori bonnes à mettre. Pour ma part, j’avais été balayeur/se dans la piscine municipale de mon village quand j’avais quinze ans, à laver le sol avec un balai-raclette, à engueuler des gamins qui contournaient le pédiluve et surtout à ramasser les pièces de monnaie oubliées dans les casiers (#filouterie). Attention toutefois : le jury a une fâcheuse tendance à vous interroger, l’air très intéressé, sur l’expérience la plus anecdotique pour vous. Autre exemple vu lors d’un oral : « Alors je vois que vous avez servi des glaces à La Rochelle à l’été 2011… »

Indiquez les activités qui vous ont le plus intéressé(e) durant vos études et/ou votre carrière :

Objectif du jury : vous faire parler d’une ou deux expériences notables dans votre parcours.

Pour faire court, cette question vise à vous faire parler d’une ou deux réalisations marquantes dans votre parcours. Il ne s’agit pas ici d’indiquer quelles matières vous avez préférées (« Mes matières préférées ? Le droit civil, le droit pénal, la culture générale et le droit public ».), mais plutôt des expériences qui pourront intéresser le jury. Par exemple, cette rubrique est parfaite pour évoquer la rédaction d’un mémoire de recherche, une visite dans un lieu inhabituel (une prison, au hasard), une rencontre avec une personnalité (j’ai vu une candidate parler d’une journée passée avec Robert Badinter : excellent), un projet collectif ou l’organisation d’un événement (conférence, journée d’études…).


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La vraie raison pour laquelle les gens passent un concours de la fonction publique.

Le gros morceau : les motivations

Ces deux questions forment le noyau de la fiche individuelle. C’est notamment ce sur quoi le jury veut et va vous interroger. Et c’est souvent là où on a l’impression de fournir les réponses les plus bateau. Sans nécessairement rechercher l’originalité ici, vous pouvez assez facilement produire des réponses solides, dénuées de sentimentalisme et qui démontreront votre compréhension de la réalité du métier.

Indiquez quelles ont été vos motivations pour vous présenter à ce concours. [Traduction en français : pourquoi voulez-vous devenir magistrat(e) ?]

Objectif du jury : sonder la solidité de votre projet professionnel et votre représentation du métier de magistrat.

Ici, c’est en théorie « quartier libre » : vous devriez pouvoir laisser libre cours à votre plume et coucher vos émotions sur le papier. Le jury le réclame d’ailleurs chaque année dans son rapport : il en a marre des sempiternels « Je veux être magistrat(e) pour exercer une profession humaine, au contact des justiciables et de la réalité sociale, et au carrefour des sciences humaines et du droit ». Bref, il invite chaque admissible à faire preuve d’originalité, là encore, et à refuser tout formatage par les prépas.

Ce n’est toutefois pas si simple. Déjà, les prépas ne vont généralement pas jusqu’à vous conseiller sur le contenu de votre fiche rubrique par rubrique. Surtout, la sincérité et l’originalité pour cette question peuvent être à double tranchant : soit vous faites mouche, soit ça tombe un peu à plat. Et certain(e)s candidat(e)s se font parfois un peu titiller sur leurs motivations lorsqu’elles sont un peu différentes.

Bref, je vous recommande ici de « jouer la sécurité », en évitant deux (tout) petits écueils que voici :

  • Les vocations pour la magistrature : évitez globalement de dériver dans l’affectif ou le sentimentalisme en parlant de « vocation » ou en insistant sur le fait que vous avez toujours voulu être magistrat(e). Même si c’est vrai, le jury n’y est pas très sensible, d’autant plus que les magistrats de l’ordre judiciaire y sont minoritaires (deux ou trois sur sept, selon la formation). Manifestez votre intérêt pour la profession, mais dans la sobriété.

  • Les grands idéaux : attention également aux développements sur la place du juge dans la société ou dans le monde. J’ai parfois lu dans certaines fiches des passages du genre « J’ai voulu devenir juge afin de participer à la défense des libertés individuelles et collectives, garantes d’une paix durable etc. ».

Cela précisé, il est bienvenu d’indiquer dans cette rubrique des fonctions qui vous intéressent plus spécifiquement dans la magistrature. A noter toutefois : le jury s’est souvent moqué dans ses rapports d’un défilé de candidat(e)s voulant devenir juge des enfants. Si c’est la fonction dont vous rêvez, allez-y, mais veillez à bien anticiper le fait qu’il faudra vous montrer d’autant plus convaincant(e). Par ailleurs, dans la mesure où 90 % des nouveaux arrivant(e)s ont un profil plutôt voire carrément pénaliste, un(e) civiliste qui s’assumerait et dirait fièrement qu’il aime le droit social ou commercial serait original(e) et par conséquent très bien vu(e).

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Un(e) spécialiste du droit de la construction dans la salle ? Personne ?

Une question m’a été posée par mail : que risque t-on à présenter un profil un peu « orienté » ? Souvent, des admissibles intéressé(e)s par les questions carcérales et engagé(e)s dans des mouvements tels que le GENEPI craignent de paraître « anti-prison » et de subir des remarques. Certes, on m’a rapporté qu’une admissible avait essuyé un « Ca fait quoi d’être au GENEPI et d’avoir bientôt à condamner ou requérir ? ». Des prépas conseillent même à leurs élèves de ne pas mentionner de tels engagements. Selon moi, ça ne pose pas de problème particulier, au contraire : ce sont même des expériences qui montrent que vous vous investissez dans le domaine juridique et para-juridique, et que vous êtes une personne de conviction.

Parmi les réponses les plus courantes, vous disposez d’un vaste choix : la variété des fonctions ; la volonté d’exercer une profession de service public ; la volonté de travailler dans un environnement intellectuel stimulant ; le désir d’exercer une profession utile au corps social… La mobilité géographique ? Personne n’y croira, à moins que vous vous engagiez à l’avance à accepter un poste à Saint-Pierre-et-Miquelon en sortie d’école.

Qu’attendez-vous concrètement de vos fonctions ?

Objectif du jury : vérifier si vous n’avez pas une représentation erronée du métier de magistrat(e).

Dans cette rubrique, il s’agit désormais de se montrer le/la plus concrèt(e) possible, comme la question le suggère. Il faudra donc indiquer en détail ce que vous pensez que la profession peut vous apporter, notamment sur le plan personnel. Oui, il s’agit de se montrer plus « intime » (guillemets taille 58) avec le jury.

Vous pouvez donc accentuer le côté « personnel » de votre réponse, mais en veillant bien à ne pas dériver dans l’affectif. Si vous avez fait un stage en juridiction, ou discuté avec des magistrats, vous devez avoir une idée de la manière dont la magistrature peut contribuer à construire ou influencer votre personnalité. En essayant d’être le/la moins vague possible (« enrichissement personnel et humain »…), couchez votre cœur sur le papier : un approfondissement permanent de vos connaissances juridiques ; des capacités d’adaptation accrues, face à la diversité des missions ; une meilleure compréhension des réalités socio-économiques, confrontation avec des justiciables en difficulté… Les possibilités ne manquent pas !

Petit warning avec la notion de « rencontre avec le/la justiciable ». Le jury a quelques années de bouteille et a parfois peu perdu de l’enthousiasme des débuts. Une amie qui avait indiqué avoir « hâte de rencontrer les justiciables » avait eu droit à : « Un placement en détention provisoire à une heure du matin d’un type en descente d’héroïne et qui vous insulte, vous avez hâte ? ». Il ne faut pas s’inquiéter pour autant : je vous cite cet exemple pour être préparé(e) au pire, mais on retombe toujours sur ses pattes. Et le ton ou l’ironie des questions ne préjugent en rien de la note finale : nul(le) ne peut réaliser un oral parfait !

Avez-vous déjà passé un concours du ministère de la Justice ?

Question piège ! Je plaisante.

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Le « centre-ville » de Saint-Pierre-et-Miquelon, où vous pourrez vous trouver un charmant deux-pièces pour faire vos trois ans de substitut(e).



Les centres d’intérêt et goûts artistiques


Ça y est, le plus dur est passé !
Enfin, on peut se lâcher après avoir serré le fessier en témoignant de notre amour indéfectible pour l’institution judiciaire. Dans cette partie, le jury attend en effet que vous révéliez pleinement votre personnalité, et que vous lui prouviez que vous êtes bien le/la collègue cultivé(e) et épanoui(e) avec qui ils auront hâte de discuter à la cantine du tribunal. Bref, pour cette partie, l’audace (contrôlée) et l’originalité seront les maîtres-mots.

Indiquez brièvement vos centres d’intérêt (hors activité professionnelle)

Objectif du jury : vérifier si vous êtes quelqu’un d’épanoui(e), et que vous avez de la curiosité intellectuelle et de la personnalité. En gros, que vous ne vivez pas seul(e) dans une sous-pente avec huit chats.

Remarque préliminaire : dans cette rubrique, même si vos centres d’intérêt sont les arts, la littérature et le sport, évitez de les mentionner ici ; vous en parlerez dans les rubriques suivantes. Il faut ici aborder les passions ou les engagements auxquelles vous consacrez ou avez régulièrement consacré du temps.

En théorie, vous devriez là encore vous montrer honnête et révéler vos véritables centres d’intérêt. Mais après déjà presque 15000 signes de ma prose engloutis par vous, lecteurs et lectrices (d’ailleurs, merci de votre attention !), vous savez ce qu’il en est vraiment de ce prétendu principe de liberté. Vous êtes libres, mais pas trop quand même.

Pour simplifier, vous avez le champ libre, du moment que vos centres d’intérêt n’apparaissent pas trop peu sérieux ou – pardonnez-moi la vulgarité de l’expression – « cul-cul ». Ne vos lancez pas sur une exégèse de l’œuvre de Montaigne ou de Kant si vous ne vous y connaissez pas, mais évitez certains chausses-trappe. Comme à l’écrit, le jury n’est pas prêt pour les séries : je vous ai raconté dans l’article précédent l’exemple de cette candidate qui avait indiqué avoir pour centre d’intérêt « les séries, particulièrement Breaking Bad et Mad Men ». Dans dix ans, la donné aura sans doute changé, mais pour l’instant, un tel centre d’intérêt fait un peu passer le/la candidat(e) pour un gamin, un étudiant, plutôt que pour un magistrat prêt à exercer.

Idem pour la pop culture en général. Dans ma prépa, quelqu’un avait très justement demandé : « Et pour les mangas, ou les jeux vidéos ? ». La question méritait en effet d’être posée, mais la réponse est très claire : vous risquez de passer pour un geek en surpoids avec un casque audio sur la tête, un t-shirt de groupe de metal, et un bol de nouilles chinoises sur ses genoux, devant sa partie de Call of Duty. Dans l’absolu, je suis persuadé(e) qu’en en parlant de manière pertinente, ça pourrait passer crème, mais dans le contexte actuel (cf. le rapport du jury 2016 et le mot de J-P Costa), c’est tendre le bâton pour se faire battre.

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Autre centre d’intérêt risqué : la cuisine. Beaucoup de candidat(e)s indiquent qu’ils aiment cuisiner ou faire de la pâtisserie. Rien de mal à cela, en soi. Mais dans la mesure où le jury lit ça absolument sans arrêt, il faudra déployer des trésors d’imagination pour bien valoriser ce centre d’intérêt. Si vous y tenez, détaillez bien, précisez de quel type de cuisine vous êtes spécialiste (tex-mex, libanaise, fusion thaï-japonaise-alsacienne), et montrez surtout qu’il s’agit d’une véritable passion dans laquelle vous excellez. Si vous faites un délicieux houmous pour vos soirées, des cupcakes à la myrtille ou des tartes aux pommes le dimanche après-midi, ça risque d’être trop léger.

Petit contre-exemple : la musique rock. A priori, ça semble assez risqué : ça ne vous donne pas l’image de quelqu’un de cultivé(e), connaisseur des arts et des lettres, mais plutôt d’un campeur sauvage qui a enchainé les Kronembourg aux Eurockéennes de Belfort. Mais un candidat dont j’ai assisté à l’oral s’en est tiré avec brio. Ça partait mal, en plus : il s’était contenté de préciser « J’apprécie la musique rock ». Le jury lui en demande davantage. Notre candidat, par ailleurs joueur confirmé de batterie, fait voyager les examinateurs d’Elvis Presley à Radiohead, en passant par les Beatles et Led Zeppelin. Il a su communiquer sa passion et transformer ainsi un centre d’intérêt peu « noble » en véritable sujet d’étude. On sentait dans leur regard que les examinateurs se remémoraient leur jeunesse soixante-huitarde, le blouson en cuir sur le dos et les Ray-Ban à la Philippe Manoeuvre sur le nez.

Enfin, dernier petit écueil à éviter, ce que j’appelle avec des guillemets le profil « bourgeoisie ». La diversité sociale est faible à l’ENM, ce n’est pas un secret, mais la tendance est à vouloir remédier à cela. Lors de la prestation de serment de la promotion 2016, le premier président de la Cour d’appel de Bordeaux, Dominique Ferrière, a notamment déploré « le manque de fils et de filles d’ouvriers » parmi les nouveaux auditeurs. Personne n’a choisi sa famille ni son origine sociale, bien sûr. Mais mettre trop en avant un profil socialement marqué pourrait vous faire classer dans une catégorie, à l’emporte-pièce, et vous faire incarner la reproduction des élites à vous tout(e) seul(e). Si vous avez ce type de profil « danse-piano-équitation », avec parfois le bonus scoutisme, essayez de l’« adoucir » un petit peu.

Exemples de centres d’intérêt possibles : vous jouez d’un instrument de musique ; vous faites du théâtre ; vous faites du bénévolat dans une association ; vous donnez des cours particuliers ; vous appréciez un type de spectacle particulier…

Vos goûts artistiques

Objectif du jury : s’assurer que les jeunes magistrat(e)s ont une culture artistique et une ouverture d’esprit suffisantes.

Comme je l’ai écrit plus haut, pour produire une bonne fiche, vous pouvez mentionner des intérêts artistiques que vous ne maîtrisez pas (encore), mais qui vous attirent, et les bosser après les oraux techniques. C’est même dans cette partie que cette recommandation prend tout son sens. Pour ma part, j’ai pris le temps de m’intéresser à l’Art nouveau – sur lequel je voulais me documenter depuis longtemps – après l’avoir mis dans ma fiche individuelle.

Votre liberté est quasi totale, à ceci près qu’il faut là encore éviter les trucs un peu « bateau » car beaucoup trop vus par le jury. Très fréquemment, les candidat(e)s citent un petit cercle d’artistes : Léonard de Vinci, les peintres impressionnistes, Picasso, Dali ; les cinéastes Quentin Tarantino et Xavier Dolan. Malheureusement, ceux-là, aussi talentueux soient-ils, le jury en a soupé. Pour éviter de donner l’impression que vous ouvert une page d’un livre d’histoire de l’art, n’hésitez pas à rechercher un(e) artiste que vous appréciez à première vue, et dont vous voudriez creuser l’œuvre.

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« Je m’voyais déjà… en haut de la fiche… » (Vous l’avez ?)

Question épineuse : la chanson française. Nous nous étions demandés avec des camarades de prépa s’il était possible de la faire figurer dans une fiche. Une amie a assisté à un oral où la candidate avait mentionné Laurent Voulzy. Faut oser, mais après tout, vous connaissez la règle : si elle peut parler avec des étoiles dans les yeux de la Fille d’avril et chanter d’une voix mélancolique « Belle-Île-en-mer »… En revanche, avec la chanson française « classique », vous feriez sans doute bien mouche. En évoquant votre intérêt pour Brassens, Ferré, Bref, Piaf, Aznavour ou d’autres, vous partageriez probablement un goût artistique avec le jury, qui sera peut-être touché de voir des djeun’s écoutent aujourd’hui La Bohème dans leur baladeur cassette.

Enfin, quant à l’usage du terme « cinéphile » : le jury l’entend au sens strict. Si vous vous qualifiez de cinéphile, il s’imagine que vous êtes fin(e) connaisseur(e) du septième art, des frères Lumière à Clint Eastwood, et que vous dormez devant la Cinémathèque dans une tente Quechua pour être sûr(e) de pouvoir être assis au premier rang à la séance de La Dolce Vita. Pour simplifier, pour le jury, quelqu’un qui va souvent au cinéma, qui a plein de DVD chez lui ou qui a rentabilisé son abonnement Netflix, ce n’est pas un cinéphile, c’est un(e) étudiant(e).

Des livres et des films qui vont ont marqué(e)s

Objectif du jury : évaluer votre sensibilité et votre capacité à vous exprimer à propos d’un sujet donné.

Là encore, on se limitera au maximum à deux livres et deux films : ce qui compte, c’est votre petite justification, pas le nombre d’ouvrages. S’il s’agit bien sûr de mentionner des œuvres qui ont compté pour vous, je recommande quand même d’en éviter certaines :

  • Les œuvres trop « scolaires » : Andromaque, Le Tartuffe, l’École des femmes, Le Cid, Le Père Goriot, Le Colonel Chabert, Les Misérables… Ce genre de choix ne paraîtra pas très sincère. Le jury trouvera suspect, probablement à raison, qu’un(e) étudiant(e) né(e) dans les années 1980-1990 prenne son pied absolu avec Balzac et Zola.

  • Les œuvres trop « justice-oriented » : cette rubrique n’est pas appropriée pour faire de la lèche en montrant qu’on est un(e) obsédé(e) de la justice. C’est justement le moment de s’évader et de témoigner d’une ouverture d’esprit. Au revoir Claude Gueux, Le Dernier jour d’un condamné, ou L’Abolition de Robert Badinter, qui par ailleurs reviennent très souvent.

  • Les best-sellers trop récents : certaines sont bien sûr de qualité et peuvent vous avoir marqué(es), mais le risque est que le jury pense que vous avez mentionné le dernier livre que vous avez lu. Un best-seller revient au moins une fois par journée d’oraux, d’après mes informateurs : La Vérité sur l’Affaire Harry Québert de Joël Dicker. En outre – c’est sans doute inutile de le préciser -, les auteurs comme Marc Lévy, Guillaume Musso, Michel Bussi, Anna Gavalda, Katherine Pancol et compagnie, ont leur place dans les promontoires en carton à l’entrée de la FNAC, mais guère dans une fiche individuelle.

Une région ou un pays qui vous plaît particulièrement

Objectif du jury : sonder votre ouverture d’esprit, et voyager un peu avec vous.

Aucun piège ici : on sent qu’on arrive à la fin de la fiche (et de l’oral… Vacances are coming dans moins de trois minutes). Toute réponse est absolument valable, du moment qu’elle bien détaillée. Par conséquent, fendez-vous d’un petit développement sur la géographie, la culture, les mœurs ou l’histoire du pays. Canada ? Mettez-moi du sirop d’érable, des lacs gelés, des motos-neiges, des élans et des hockeyeurs édentés dans votre paragraphe. La Provence ? Je veux entendre le chant des cigales dans les champs de lavande de Manosque, peuchère ! Bon, c’est sûr, écrire que votre endroit préféré sur Terre est la gare RER de Massy-Palaiseau, ça les surprendrait, m’enfin vous connaissez la règle : si vous arrivez à bien en parler…

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Pourquoi partir aux Bahamas ou aux Maldives alors que le paradis est accessible avec un simple ticket zone 4 ?

Votre intérêt pour les activités sportives

Objectif du jury : vérifier la qualité de votre gainage et de vos capacités athlétiques remplacer les épreuves de sport du concours d’entrée, supprimées il y a quelques années, et puis « un esprit sain dans un corps sain » tout ça tout ça.

Je vous ai parlé plus haut de la réticence du jury aux innovations en matière de goûts artistiques. C’est un peu pareil en matière d’activité sportive. Une année, dans son célèbre rapport du jury, le jury s’est moqué de candidat(e)s affirmant pratiquer la « zumba ». J’ai aussi vu un oral où une candidate (par ailleurs excellente et donc admise) avait indiqué, sans plus de précisions, « je vais souvent à la salle ».

C’est un peu malheureux, mais je vous conseille de privilégier les sports olympiques classiques, qui se pratiquent avec un ballon, une équipe ou dans des compétitions. Les sports d’entretien physique (yoga, gym suédoise, pilates, body combat, crossfit et autres) sont à éviter, à moins, là encore, que vous en fassiez énormément et que vous sachiez dire des choses intéressantes dessus. Le yoga, par exemple, pourrait donner lieu à d’intéressants développements, mêlant sport, spiritualité et culture indienne. Le vélo elliptique et la machine pectoraux-deltoïdes de la salle, c’est moins sûr. Encore que… « Le vélo elliptique invite au questionnement cosmique : la trajectoire elliptique de l’appareil reproduit celle de la planète Mars autour du Soleil… »


Je me rends compte en relisant cet (immensément trop long) article que je passe mon temps à jouer au censeur qui caviarde votre fiche individuelle. J’espère ne pas avoir semé trop de doute dans votre esprit ou vous avoir découragé(e), en portant des jugements sur vos passions ou votre vie. Il importe de bien se détacher émotionnellement de cette fiche individuelle : voyez-là comme un exercice de composition à part entière, non pas comme un document personnel qui doit vous refléter fidèlement.

Dans tous les cas, pas de panique ! Une fiche ratée peut donner lieu à un excellent oral, et inversement. Elle n’est pas notée en elle-même, et le jury n’en utilisera sans doute que le quart. On ne peut pas non plus faire une fiche parfaite : à un moment, lancez-vous et considérez-la achevée !

P.S. : si vous avez trouvé le courage et les ressources mentales pour parvenir au bout de cet article de 29 917 signes, le grand oral ne sera qu’une broutille pour vous !

From ENM, with love


13 réflexions sur “Grand oral ENM – Remplir sa fiche individuelle (2)

  1. Une petite question de psychopathe : dans la fiche individuelle il est indiqué de mentionner ses goûts artistiques et ses centres d’intérêt. Au pluriel donc.
    Donc, faut-il vraiment en développer un seul ?

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  2. Bravo pour ton blog, tes articles sont excellents et emplis de sagesse !!! Je RIS beaucoup en te lisant, et à l’ancienne tes statuts fb étaient canon aussi !! Bref continue ainsi et un GRAND merci pour ce bel investissement 😉

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    1. Bonjour Tahar et merci! A question simple, réponse simple : malheureusement, je ne dispose pas de la version 2018, mais je ne doute pas qu’elle sera mise en ligne dans les mois qui viennent sur le site de l’ENM. Bonne préparation à toi!

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  3. Bonjour
    Tout d’abord un grand merci pour le contenu intéressant et instructif que tu nous offres au quotidien. C’est un véritable plaisir de te lire !
    Je réfléchis depuis quelques (long)temps à passer le concours de l’ENM mais suite à la lecture de cet article j’ai une interrogation. En effet, je ne voudrais pas me lancer dans une telle entreprise si c’était perdu d’avance. Après ma L3 de Lettres, j’ai « pris » une année de travail afin de financer mon Master. En M1, alors que j’avais passé l’admissibilité, j’ai décidé de ne pas aller aux oraux du concours pour être professeur en collège/lycée pour me tourner vers le concours de professeur des écoles que j’ai obtenu l’année d’après car je m’y sentais plus utile. Malgré tout j’ai toujours eu ce regret de ne pas m’être orientée en droit suite à une pression familiale.
    Je souhaite donc passer le 2ème concours de l’ENM mais j’ai peur que ces renseignements (le fait de lâcher un concours pour un autre avant de me tourner vers l’enm) me montrent sous le jour d’une persone inconstante qui ne sait pas ce qu’elle veut auprès du jury qui serait alors en droit de se demander si je ne vais pas abandonner la magistrature au bout de quelques années et ainsi ne pas prendre le « risque » de me laisser ma chance.
    Si tu lis ce commentaire, je serais heureuse de connaître ton avis là-dessus.
    Merci beaucoup !
    Delphine

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    1. Bonjour Delphine et merci de tous ces compliments!
      Une réponse très simple à ta question : il n’y a aucun, mais absolument aucun risque qu’on te reproche quelque chose à ce sujet. Beaucoup de candidat.e.s m’écrivent sur ce point, et je réponds invariablement que le jury n’est pas le FBI, la CIA ou même notre bonne vieille DGSI : ils n’ont à mon avis plus aucune trace de ton passage il y a quelques années, et à supposer que l’ENM l’ait remarqué en listant les candidats (ce dont je doute très fort), je ne vois pas pourquoi elle transmettrait cette information sans aucun intérêt au jury, d’autant que la fiche personnelle est là pour ça. Et accessoirement, à titre personnel, je trouve qu’une admissibilité au 1er concours est plus valorisante qu’autre chose, même si on ne s’est pas présentée aux épreuves orales.

      Surtout, il ne faut pas imaginer que le jury est là à traquer impitoyablement ce qui pourrait apparaître comme une « faille » dans le parcours (d’autant que ce n’en est pas une, chacun a le droit de faire ses choix comme il/elle l’entend, en fonction de ses aspirations du moment), ou à supposer que peut-être que tel ou tel élément pourrait peut-être, enfin possiblement, révéler que peut-être de manière hypothétique il serait possible que… 99% de chances qu’il ne dispose pas de l’information (sauf si tu le lui indiques dans la fiche de renseignement), à supposer qu’il en dispose, ce n’est absolument pas en ta défaveur, bien au contraire. Bref, tu peux y aller les yeux fermés et l’esprit serein! Bonne préparation à toi!

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  4. Bonjour,

    Merci beaucoup pour cet article très intéressant !
    S’agissant des activités extra scolaires, est-il judicieux de mentionner dans sa fiche individuelle que l’on est bénévole au sein de notre église ? Dans la mesure où l’on tente d’entrer dans une institution publique donc laïque.
    Si on mentionne ce type d’activité, faut-il mentionner le nom de l’église au risque de dévoiler sa confession religieuse ?
    Je te remercie par avance

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    1. Bonjour Lore et merci à toi!
      Oui, tu peux tout à fait mentionner ce type d’activité, dans la mesure où laïque ne signifie pas que les magistrat.e.s ne puissent faire partie d’une organisation religieuse, même de manière notoire. La seule restriction à ma connaissance est le fait d’exercer la fonction de ministre des cultes soi-même (cf. le vieil arrêt Abbé Bouteyre du Conseil d’Etat), mais hormis cela, absolument aucun souci. D’ailleurs, au grand oral, à peu près un.e candidat.e sur quatre mentionne dans sa fiche des activités de scoutisme ou autres activités cultuelles ou para-cultuelles. Bref, rien à craindre! Bonne préparation à toi et bonne fin de confinement!

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